Phnom Penh et Tamao (Cambodge)
De notre correspondant
Avec une pointe d’ironie, elle relate ses étranges conditions d’incarcération. « On dormait par terre dans une cellule dotée de deux toilettes pour 150 détenues. Par contre, on avait accès à une bibliothèque, une épicerie et même un salon de coiffure », s’étonne encore Long Kunthea, léger sourire dévoilant ses bagues dentaires en métal.
À 25 ans, la jeune femme a déjà passé plus d’un an de sa vie derrière les barreaux. « Pour le simple fait de vouloir protéger la nature », soupire-t-elle, arborant un bracelet sur lequel on lit : « J’aime la biodiversité ». « Au Cambodge, pointer les dérives environnementales d’un développement aveugle, c’est s’en prendre aux intérêts des riches et puissants, proches du gouvernement », lâche-t-elle, sans ciller.
Le 3 septembre 2020, Long Kunthea projetait de se rendre jusqu’à la résidence du premier ministre Hun Sen, en poste depuis plus de vingt ans. Avec cette marche solitaire et pacifiste, elle entendait dénoncer un énième projet de développement urbain sur le lac Tamok, le plus grand lac naturel de Phnom Penh, voué à disparaître sous les pelleteuses et camions-bennes chargés de sable qui l’assèchent au quotidien. Mais à l’instant même où elle a quitté son domicile, la jeune écologiste s’est fait embarquer au poste. « Ils m’ont taxée de terroriste », insiste-t-elle, frappée par la virulence d’une telle accusation.
Le même jour, deux autres jeunes militants de Mother Nature, le groupe de défense de l’environnement à l’origine de cette campagne, étaient aussi arrêtés. Le trio a été condamné à des peines de dix-huit à vingt mois de réclusion pour « incitation au trouble à l’ordre public ». Quelques mois plus tard, c’était au tour de trois de leurs camarades, qui enquêtaient sur la pollution de la rivière Tonlé Sap, d’être jetés dans les geôles cambodgiennes. « C’est injuste », déplore Kunthea qui se dit aujourd’hui très inquiète des menaces que sa famille a pu recevoir quand elle était en prison. « Mais je suis plus inquiète encore de voir la forêt disparaître… »
Selon l’agronome Jean-Christophe Diepart, 27 000 km2 de forêt ont disparu entre 2001 et 2019 au Cambodge, soit 15 % de la superficie totale de ce pays peuplé de 16 millions d’habitants. « C’est l’un des pays qui a perdu le plus de forêt au monde. Il rivalise avec le Brésil, le Congo et l’Indonésie. Et cette déforestation a tendance à s’accélérer », observe l’enseignant-chercheur à la School for Field Studies de Siem Reap, ville proche du site archéologique d’Angkor. En cause, le développement frénétique que le pays a connu sous le règne de Hun Sen, et qui s’est accéléré ces dix dernières années avec le virage autoritariste opéré par le régime.
« Pendant près de quarante ans, Hun Sen (qui vient de céder le pouvoir à son fils Hun Manet, NDLR) s’est assuré le pouvoir en distribuant des licences de construction et d’exploitation minières ou forestières à des magnats, sacrifiant donc l’environnement sur l’autel du développement », explique le géographe Robert John, de l’université de Fribourg-en-Brisgau. « Encore aujourd’hui, le gouvernement reste ultra-dépendant de ces réseaux clientélistes qui sont au cœur des travaux d’aménagement et d’urbanisation du pays. » Au-delà des projets d’autoroutes et d’aéroports, gratte-ciels, hôtels de luxe et complexes résidentiels continuent de sortir de terre à toute allure, notamment grâce au soutien financier de la Chine. « Dans ce contexte, les écologistes sont considérés comme des opposants au régime. Un régime violent et effrayé par la moindre critique », décrypte Robert John.
Depuis la création de Mother Nature en 2012 par le militant espagnol Alejandro Gonzalez-Davidson (expulsé trois ans plus tard du pays), ses militants n’ont en effet cessé d’être accusés par le pouvoir en place de vouloir fomenter la révolution, de mener des activités illégales. En 2017, l’ONG a même été forcée à la dissolution par le gouvernement, perdant de facto son statut d’ONG officielle. Mais malgré ces tentatives de musellement, et l’incarcération de onze de ses membres, Mother Nature poursuit ses opérations de contestation avec un certain succès.
En dix ans d’existence, l’organisation a notamment obtenu le renoncement à la construction d’un barrage hydroélectrique qui menaçait d’inonder les terres de l’ethnie chong dans la vallée d’Areng ; l’interdiction d’exporter du sable extrait des côtes cambodgiennes ; la suspension d’un projet de développement nocif pour la biodiversité de l’île de Koh Kong ; ou encore l’arrêt, à l’été 2022 ,d’un vaste projet immobilier au cœur de la forêt Tamao, qui abrite un centre de protection d’espèces en danger.
« Ces victoires, nous les avons obtenues grâce à l’immense mobilisation du peuple khmer », se réjouit Phuon Keoraksmey, 22 ans. Pour sensibiliser la population, l’organisation, qui ne comprend que dix membres « officiels », principalement des jeunes filles, recourt aux techniques modernes, et notamment aux réseaux sociaux. « Les écologistes de Mother Nature ont su tourner la transformation numérique à leur avantage pour toucher des millions d’utilisateurs », souligne ainsi Sokphea Young, de l’University College de Londres, auteur d’un ouvrage sur le militantisme en Asie du Sud-Est (1). Sur Facebook par exemple, le groupe compte près d’un demi-million d’abonnés, avec des centaines de milliers de vues pour chaque contenu. « On rend le sujet viral pour que les gens se joignent à nos campagnes », pointe Ly Chandaravuth, incarcéré en 2021.
Munis d’une caméra, d’un drone ou d’un portable, ces jeunes écologistes produisent des directs de leurs actions et des vidéos pédagogiques dans lesquelles ils dénoncent, à visage découvert et sans mâcher leurs mots, corruption, violation des droits humains et destruction de l’environnement. « Il y a un ton énergique et confiant, propre à Mother Nature », décrit ce militant de 23 ans diplômé en droit, qui utilise son « expertise juridique pour analyser certains projets de l’État et voir s’ils sont contraires à la loi. » Au Cambodge, nombreux sont ceux qui louent la « bravoure » et la « créativité » de cette nouvelle génération. « Ils n’ont peur de rien. Ici, peu de gens osent parler aussi librement, surtout dans le contexte actuel où de plus en plus d’anciens militants se rangent du côté du pouvoir », observe Sarat Ruos, du Cambodian Center for Human Rights. Certains ont été apeurés par la mort du militant écologiste Chut Wutty, abattu en 2012 par un paramilitaire alors qu’il cherchait à documenter l’exploitation forestière illégale dans les Cardamomes…
« Menacés physiquement ou sous pression judiciaire, ils ont aussi pu recevoir des avantages en échange de leur silence », ajoute Sarat Ruos. Il y a quelques années, le jeune écologiste San Mala en a fait l’expérience : « Un ministre m’a proposé une bourse d’étude, j’ai refusé. Comment aurais-je pu accepter ? Je venais de passer dix mois en prison à cause d’eux. »
En 2021, à leur sortie de prison, Kunthea, Keoraksmey, Chandaravuth et les autres militants de Mother Nature ont reçu un prix collectif de Front Line Defenders pour leur engagement. Fin septembre, ils ont remporté le prestigieux « prix Nobel alternatif » (Right Livelihood) pour leur « lutte sans relâche en faveur des droits environnementaux et de la démocratie. »
« Ce prix est un honneur pour tous les Cambodgiens », se réjouit Keoraksmey. « Il prouve que notre travail n’a rien d’illégal et ne peut qu’encourager la jeunesse à s’engager à protéger notre planète. » Début octobre, la jeune femme a défilé avec son amie Kunthea, pieds et mains enchaînés, dans la capitale, pour fustiger la décision de justice leur interdisant de se rendre en Suède afin d’y récupérer leur Nobel alternatif. Plus déterminée que jamais, elle confie s’être « préparée » à retourner en prison.
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