Qui aurait pu croire qu’un banal fait-divers comme un accident de la route en révèlerait autant sur les défis de développement que rencontre un pays en pleine mutation comme le Cambodge.
À la veille du Nouvel An chinois, un homme d’une soixantaine d’années rentrait dans son village après avoir rendu visite à un cousin à une trentaine de kilomètres de chez lui. Il roulait à moto – sur un de ces petits modèles d’autrefois que seuls les gens de la campagne possèdent – parcourant une route de la province de Kampong Cham.
C’était la fin de la matinée et la visibilité était bonne. Pas de pluie, pas de poussière. Cet homme, que je connaissais, roulait vite comme il le faisait toujours, coupant la route dans les virages. À la sortie de l’un d’eux, il s’est retrouvé nez à nez avec une moto roulant à toute allure. C’était une moto toute neuve, puissante, capable d’atteindre 100 km/h. Elle était conduite par un jeune homme. Derrière lui, un autre jeune homme. Pas de casque.
La collision a été terrible.
La vieille moto a été réduite en pièces. L’homme que je connaissais a été projeté dans les airs, son corps déchiqueté. D’après les témoins, il est mort quelques instants après le choc. Les deux jeunes hommes que l’on croyait décédés au moment de l’impact sont maintenant entre la vie et la mort.
On pourrait considérer qu’il s’agit d’un banal accident de la circulation. Encore un. Et alors ?
Essayons de voir plus loin.
Je vois un homme qui a vécu les pires années de l’histoire récente du Cambodge. Il ne connaîtra jamais une vie paisible dans un pays où, même dans les coins les plus reculés de la campagne, il aurait pu goûter, même de façon infime, au plaisir de ne manquer de rien.
Je vois deux jeunes gens chevauchant l’une de ces motos caractéristiques de cette nouvelle ère, symbole d’une prospérité qui pénètre également les campagnes, et qui entraient dans la vie préservés des scènes d’horreurs du passé, mais qui ont été avalés, avant même d’en profiter, par le tourbillon de ce nouveau Cambodge en train d’émerger.
Je vois deux Cambodge, celui d’hier et celui d’aujourd’hui, dans un même espace-temps.
Je vois des gens qui conduisent, quel que soit le véhicule qu’ils possèdent – une moto en ruine ou extrêmement puissante, un monstre à quatre roues motrices, une voiture de luxe – comme à l’époque des chars à bœufs.
Je vois l’intégration de l’économie cambodgienne dans la mondialisation capitaliste régulée par des normes internationales qui exigent une certaine transparence dans la gouvernance, alors qu’ici, une gestions paternaliste et familiale des affaires prévaut souvent, comme auparavant, conduisant à une certaine opacité et au népotisme.
Je vois la transformation brutale et incontrôlée d’une société vers les canons asiatiques et/ou occidentaux de la modernité, mais dont les points de référence fondamentaux remontent encore à des temps anciens, voire archaïques.
Ailleurs, cette transformation s’est faite sur plusieurs décennies, ce qui a laissé le temps à la société de s’adapter en formant les jeunes aux nouveaux besoins, en permettant aux gens d’intégrer, au fil des générations, les nouveaux codes que cette mutation imposait, que ce soit dans le domaine de la gestion des affaires ou dans la vie sociale.
Ici, on se précipite pour combler en une ou deux décennies le trou noir des quatre ou cinq décennies de guerre et d’instabilité.
Tandis qu’on a déjà mis le pied sur demain, si ce n’est après-demain, la tête est, elle, toujours coincée à avant-hier, sinon plus loin, dans le rêve de l’époque angkorienne.
Cet homme que je connaissais et ces deux jeunes gens que je ne connaissais pas ont été écrasés entre ces deux Cambodge.
Au fond, ce drame nous le dit : pour le bien du pays, ne laissons pas les jambes courir plus vite que la tête.
Cambodianess
Avec l’aimable autorisation de Cambodianess, qui a permis de traduire cet article et ainsi de le rendre accessible au lectorat francophone.
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