Cambodge 1975-1979, pour mémoire

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Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien savoir, ne rien comprendre, aimer et obéir à l’Angkar sans poser de questions…, tenait lieu dans ces conditions de tables de la loi – et de règle élémentaire de survie. De quelle révolution peut-on dire qu’elle identifia à ce point la terreur avec le retour à la terre ? Mais les travaux des champs imposés aux citadins devaient être effectués sans engins mécaniques, signes encore trop évidents d’une société industrielle ou dépendante de l’étranger ; de même les exécutions épargnaient les balles, et se faisaient largement à coups de trique sur la nuque, suivis d’égorgement.

On tue les gens non pour ce qu’il font mais pour ce qu’il sont, et la mention à abattre s’attache aux plus infimes détails remarqués sur leurs victimes par les persécuteurs : porter des lunettes, parler une langue étrangère, fredonner une chanson « contre-révolutionnaire » ou populaire sous l’ancien régime, pleurer, tomber de fatigue…, revenait également à « trahir », c’est-à-dire à refuser son enthousiaste adhésion à l’Angkar. Les chlops (les enfants dressés à espionner les adultes) provoquaient souvent de dangereux aveux : se porter volontaire pour changer de village, se plaindre du travail trop dur pouvait signer son arrêt de mort.

Là où la moindre faute ou faiblesse vaut pour trahison, on ne peut pas ne pas trahir, et personne n’est plus à l’abri de cette persécution, pas même les nouveaux nés ! « Celui qui proteste est un ennemi, s’il s’oppose, il devient un cadavre ». La paranoïa hygiéniste du régime voyait dans les hommes des villes autant de microbes à éliminer avant qu’ils n’infectent le peuple ancien, ou ne reconstituent sa tumeur bourgeoise. Le Kampuchéa  démocratique fut une immense vengeance des paysans sur les citadins, et des individus les plus brutaux sur les civilisés.

Une culture du secret

Ne pas tenir ce procès controversé équivalait enfin à reconduire le déconcertant silence qui accompagna la tuerie, au dedans comme au dehors du Cambodge.

Le plus stupéfiant dans les images d’archives consultables au centre Bophana de Phnom-Penh (et dont une bonne part, tirées des médias français, sont également disponibles sur le site INA de la BNF de Tolbiac), c’est de revoir les dénégations des dirigeants de l’Angkar du temps de leur superbe, et jusqu’après leur chute. « Regardez-moi, déclare Pol Pot au journaliste qui le presse de questions peu de temps avant sa mort, ai-je un visage de tueur ? » Et l’on disait en effet de lui, étudiant dans les années cinquante à Paris, qu’il arborait toujours un sourire charmant et qu’il n’aurait pas égorgé un poulet…

Même au sein d’un village, les exécutions restaient discrètes. La mort s’effectuait à l’écart, la nuit de préférence et sans armes à feu. On constatait au matin des disparitions, ou bien les vêtements des victimes réapparaissaient sans explications portées par les gardiens, et cela alimentait le silence, la terreur et le sentiment d’impuissance devant le mystère. Les cadavres se dissimulaient. Mais il arrivait en revanche qu’on en laisse pourrir un au milieu de la rizière, pour l’exemple ; ou que le « candidat » arpentant la campagne tombe inopinément, ici ou là, sur d’effrayants charniers, corps entassés dans une marmite de bombe ou une pagode désaffectée. Qu’est-ce qui insinue le mieux le sentiment de la terreur, son spectacle direct, étalé, ou sa suggestion sourde, son infiltration continue ?

Dans le même registre de la dénégation, et d’un mensonge érigé en véritable culture, il faut mentionner les douces paroles des bourreaux, le sourire toujours plaqué sur leur visage, comme pour mieux se dédouaner d’aucune animosité ou passion individuelle, et affirmer la puissance souveraine de l’Organisation. Le jour de l’évacuation, motivée auprès des populations par d’imminentes attaques aériennes des Américains, pas seulement à Phnom-Penh, les citadins furent priés de laisser leurs affaires et de n’emporter qu’un bagage  de trois jours, délai garanti pour leur retour. La novlangue analysée par George Orwell, l’euphémisation et une systématique désinformation dominaient la communication verbale. (La même dénégation a été bien observée dans le langage nazi de la « solution finale ».)

De même, la passion dissimulatrice des dirigeants fut portée à un degré inouï, très supérieur aux maximes prodiguées au souverain par Baltazar Gracian sur les avantages de ne se point trop découvrir, pour mieux laisser planer le mystère. Le Prince classique régnait par ses apparitions, soutenues par une pompeuse machine, les ressorts de l’État comme de la cour s’apparentaient à ceux d’un théâtre. Avec Pol Pot, aucune visibilité ; on a dit que les dirigeants changeaient leurs noms pour des pseudonymes, eux-mêmes bientôt abrégés en numéros, Long Bunruot alias Nuon Chéa alias « frère numéro 2 »… Bien loin de s’incarner ou de se complaire au spectacle, la toute-puissante Angkar s’enveloppe d’opacité et cultive un épais mystère ; comme le premier moteur, ou Dieu retiré dans l’empyrée, ou les maîtres du Château de Kafka, nul ne peut se vanter de l’avoir rencontrée. Les séances de tortures et les exécutions,  en revanche, sont introduites auprès des victimes par une courtoise invitation : l’Organisation a des questions à vous poser, vous allez faire dans ce camion un petit voyage… Ou bien : le Prince Sihanouk est de retour, que les anciens militaires et les fonctionnaires se déclarent pour aller dignement l’accueillir !  Ou encore : la Révolution passe l’éponge et elle a besoin des compétences de tous, où sont les médecins, les ingénieurs parmi vous ?

Le régime a systématiquement menti, déformé la promesse des mots et des relations humaines jusqu’à la perte irrémédiables des repères, mais son plus grand mensonge ne fut-il pas d’avoir, en prêchant l’altruisme, la solidarité et le dévouement à la Cause, déchaîné le chacun pour soi parmi les hommes réduits à l’état de bêtes ? La lutte aveugle pour la vie piétinait tous les acquis de la culture en poussant à voler, à tricher, à opposer le mensonge au mensonge, à se montrer en toutes choses et dans les pires circonstances insensible. Ces conditions sine qua non de la survie auront entraîné une brutalisation, et une déséducation de la société cambodgienne dont celle-ci traîne le fardeau aujourd’hui, et dont on peut se demander comment ce petit pays livré à la corruption, et à une consommation sans perspectives culturelles, pourra sortir.

À quoi bon punir ?

Lors d’un voyage récent au Cambodge, où j’évoquais avec des interlocuteurs français l’imminent procès des Khmers rouges, j’eus la surprise de recueillir de deux d’entre eux, et particulièrement de François Ponchaud, le respecté auteur de Cambodge année zéro (écrit en 1976) et récemment d’une Brève histoire du Cambodge, un témoignage particulièrement sceptique. À en croire le père Ponchaud, ce tribunal révolutionnaire ne peut être que le type même de l’injustice internationale. Si l’on doit juger les Khmers rouges, qu’on fasse asseoir sur le banc des accusés leurs alliés objectifs ! Les Etats-Unis d’abord, qui déversèrent entre 1970 et jusqu’au 15 août 1973 plus de 500 000 tonnes de bombes sur un pays avec lequel ils n’étaient même pas en guerre, faisant des centaines de milliers de victimes et jetant les autres dans les bras des Khmers rouges ; la Chine qui les soutint fidèlement, et ceux qui donnèrent à l’Angkar une respectabilité internationale (et un siège à l’ONU jusqu’en 1989) ; la France donc, qui poussa à la formation de la « coalition ignominieuse » par laquelle, en 1982, Sihanouk, les Khmers rouges, les Vietnamiens et Hun Sen se groupèrent au sein du GCKD (Gouvernement de Coalition du Kampuchéa Démocratique). De même et plutôt que de juger les Khmers rouges, Hun Sen toléra leur présence en leur attribuant des concessions, comme celle de la zone de Païlin au Nord-Ouest, où moururent Pol Pot et Ta Mok ; ces sortes de résidences surveillées revenaient, de la part du gouvernement, à acheter la paix au détriment de la justice.

Cette coalition, nous l’avons dit, peupla l’actuelle administration et la classe politique d’anciens Khmers rouges, tranquillement recyclés et installés aujourd’hui à des postes convoités. Qui les inquiètera ? Que sont devenus les milliers de chlops qui, âgés alors d’une quinzaine d’années, faisaient du zèle pour surveiller, espionner et aussi abattre les malheureux « candidats » ? Les documentaires de Rithy Panh en montrent quelques-uns, revisitant l’ancienne prison de Tuol Sleng où ils étaient gardiens, filmés dans l’exercice difficile de la remémoration. Aujourd’hui encore, on peut compter sur le gouvernement de Hun Sen pour surveiller de près les initiatives du tribunal, et empêcher autant que possible ses ingérences et les débordements gênants de l’instruction.

Une autre série d’arguments développés par Ponchaud concerne la culture bouddhiste du petit véhicule. Le savant missionnaire rappelle que, selon cette doctrine, il n’y a pas de véritable rééducation au cours de cette vie ; seule la mort, suivie de réincarnation, peut « améliorer » l’individu et le faire échapper au poids du mal. Les Khmers rouges n’étaient certes pas bouddhistes, puisqu’ils s’acharnèrent contre les bonzes et leurs pagodes, mais ils ne pouvaient échapper au vieux pessimisme culturel qui fait de la mort un passage entre deux vies également douloureuses, qui invite l’individu à se déprendre de ses attaches terrestres, à critiquer le sentiment de sa propriété jusqu’à dissoudre la notion illusoire d’un soi, à adorer enfin dans l’idée du karma celle d’un ordre inflexible, que tenta de récupérer l’Angkar.

Dans ce contexte rappelé par Ponchaud, l’entreprise d’un tribunal international, même fondu dans le savant équilibre d’une « Chambre extraordinaire » associée aux cours de justice, peut apparaître aux Khmers comme une manifestation supplémentaire de colonialisme ou d’ingérence judiciaire. Beaucoup d’observateurs ne vont pas jusqu’à cette critique, mais ils ne se privent pas de remarquer combien ce tribunal coûte cher ; tout cet argent ne serait-il pas mieux employé au service des paysans pauvres et des zones déshéritées ? Cet argument n’est pas frivole, et il pose en effet la question des priorités qu’une société (nationale ou internationale) se donne, et du prix qu’elle consent à payer pour reconstruire du symbolique : la loi, la justice, la mémoire, la transmission intergénérationnelle des récits, rien de tout cela n’est spontané ni gratuit, mais combien ça coûte?

La demande de justice vient aujourd’hui des exilés comme Rithy Panh et concerne assez peu les Khmers de l’intérieur, objecte François Ponchaud. Y aurait-il plus de justice dans le fameux sourire khmer, tel celui, d’une compassion et d’une sérénité infinies, de Jayavarman VII cent-quarante huit fois suspendu au-dessus des terrasses du Bayon d’Angkor, que dans tous nos tribunaux, nos Bibles, nos anamnèses et nos « explications » ? Inversement et quels que soient les aléas d’un procès en effet à risques, on peut espérer avec Marcel Lemonde que son ouverture aura entraîné la constitution de parties civiles, et de proche en  proche fait remonter des profondeurs de la société le travail de la mémoire, des récits, de l’identification des criminels et d’une meilleure évaluation de cette période (complètement occultée ou traitée en deux lignes dans les actuels manuels scolaires). Notre justice n’est pas la leur ? La première audience, préliminaire, de la Chambre vit affluer cinq-cents personnes ; on peut considérer ce procès comme une étape dans l’émergence d’un droit commun international, en germe dans chaque culture et intégrant les apports de chacune.

Les CETC sont venues tard (trente ans après les faits) ; le procès de Nuremberg, pour citer un précédent éminent, fut certes plus rapide, mais il appliquait une justice de vainqueurs sans constitution de parties civiles. Le délai cambodgien correspond, en gros, au travail de la perlaboration mémorielle, à l’échelle d’un individu comme à celui, peut-être, du corps social ; c’est à peu près le temps qu’on mit, en Europe, à envisager frontalement le fait de la Shoah (dont les premiers témoignages, de Primo Levi et tant d’autres, se virent d’abord impitoyablement refoulés). Il est certain que ce travail fait mal, et rouvre bien des plaies ; on ne fera pas dire à certains témoins ce qu’ils ont vécu tant ils en ont honte, tant cela ravive une terreur intime. La marque paradoxale du traumatisme ou du tort subi, quand il est trop grand, c’est de ne pouvoir être représenté : on préfère, par sursaut vital ou défense ultime, l’enfouir ou le dénier, notre conscience cale, il neige sur le trauma. Mais reculer devant l’indicible, n’est-ce pas favoriser une culture de l’impunité ? Non seulement il faut que justice soit faite, argumente Marcel Lemonde, mais il faut que les victimes sachent qu’elle a été faite, en pleine lumière ; non seulement il fallait ce tribunal, mais il fallait assurer sa publicité, voire sa mise en scène. On n’en finira avec les Khmers rouges et leur régime du secret que par la représentation la plus exacte, la cartographie la plus scrupuleuse possible des trois ans, huit mois et vingt jours de leur règne (auxquels s’ajoutent les exactions qu’ils perpétrèrent bien avant la prise de Phnom-Penh, et que raconte par exemple François Bizot dans Le Portail.

Comment aider les victimes, sans se substituer à elles, à témoigner de leur histoire ? Là où toute institution symbolique a été détruite, quand les survivants ont cheminé dans les décombres de toute dignité, ne devant leur salut qu’au hasard, à la ruse ou à la loi du plus fort, et qu’ils se trouvent ensuite dans leur vie quotidienne contraints de coexister avec leurs bourreaux, comment restaurer le lien social et l’ordre symbolique de la loi ?

Ceci suppose, en amont du procès, la recherche des témoins, leur assistance psychologique et l’aide de médiateurs ; l’aide aussi des médias et d’une information qui tienne à bonne distance tant le sensationnalisme gore et la complaisance dans l’horreur que le renoncement amnésique à montrer et à raconter. Si la tenue de ce procès est  parvenue à libérer à travers le territoire la parole des victimes, on peut en espérer un bénéfice cathartique ou un pouvoir de réparation immanents, indépendamment des sanctions prononcées.

Encore une fois, comment juger de pareils crimes ? Il a fallu accueillir et défendre  ce procès, tout en doutant de sa vertu. Que savons-nous des voies de la catharsis ? Peut-être la vraie justice, celle qui apporte réparation, vient-elle par les chemins mystérieux de l’art, et particulièrement du récit, littéraire ou cinématographique. Je songe au livre de Philippe Roth, La Tache, quand vers la fin de ce roman une voiture fauche volontairement une protagoniste de l’histoire et que cet assassinat demeure impuni, pas même élucidé par le narrateur quand celui-ci rencontre le meurtrier, occupé à pêcher dans un trou sur la glace. Sauf que nous, lecteurs, savons que c’est lui ; une justice supérieure veille sur les hommes par les ressources du roman. (Dans le film dénonciateur Tant de beauté et de sang versés, chroniqué ici même, comme dans La Syndicaliste, toujours sur les écrans, les coupables sont nommés en clair, et puisque la plupart sont vivants aujourd’hui, demandons-nous comment ils reçoivent cette actualité cinématographique !)

La guerre du Viêt-Nam a engendré des films et des romans de grande valeur, sans équivalents au Cambodge. La mémoire du génocide, ou de quelque nom que l’on qualifie le crime de masse, est aujourd’hui portée par le film de Roland Joffé La Déchirure (1985), et par les beaux documentaires de Rithy Panh ; par une bande dessinée aussi, et quelques récits. C’est un Français, François Bizot, qui a signé le plus connu, Le Portail, arrêté à l’évacuation de l’Ambassade de France en avril 1975. On aimerait disposer, sur l’histoire récente du Cambodge, de romans indigènes qui aient l’ampleur des Cygnes sauvages (sur la Révolution culturelle chinoise), ou de Terre des oublis (Duong Thu Huong), du Chagrin de la guerre (Bao Ninh) pour le Viêt-Nam. Cette carence aussi nous renseigne sur le vide culturel dans lequel les Khmers rouges ont plongé leur pays – pour combien de générations ?

(La tête de Bouddha qui ouvre ce second billet figure sur mes étagères ; de retour du Cambodge, je l’ai achetée à un antiquaire de Grenoble. A-t-elle été sciée ou prélevée nuitamment dans quelque temple d’Angkor, comme fit sans scrupules excessifs Malraux dans les années vingt ? Je l’ai choisie pour ses blessures : toute cabossée,  ses propres tribulations reflètent il me semble celles de ses fidèles cambodgiens.)

Daniel Bougnoux

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