«Le communisme, c’est l’Organisation contre l’Homme» diagnostiquait en 1929 l’écrivain Panaït Istrati au terme de son voyage en Russie soviétique. Dans le cas du Cambodge, chacun de ces mots allait se charger moins de cinquante ans plus tard d’une horreur indicible. «Communisme» – un maoïsme radicalisé jusqu’à la démence doublé d’un nationalisme exacerbé. «L’Homme» – une population entière retenue captive dans ses propres frontières, réduite au silence, asservie et paralysée d’épouvante. «L’Organisation» – la traduction littérale du terme khmer Angkar, pouvoir mystérieux et omniprésent qui s’assura le contrôle absolu du pays. Une autorité de fer sans visage – le nom de son chef, Pol Pot, n’était qu’un pseudonyme et nul ne le vit de près sinon ses plus proches collaborateurs, qu’il élimina sans pitié les uns après les autres.
Entre le 17 et le 18 avril 1975, en 24 heures, Phnom Penh, la capitale du Cambodge, est vidée de ses 2 millions d’habitants, déportés à marche forcée vers les campagnes, les zones incultes ou forestières, ou abattus sur place pour faire avancer les autres. Les villes moyennes, berceaux de «toutes les débauches», subissent le même sort – sur 4 millions de citadins, 400 000 périssent ainsi. Les survivants sont mobilisés aux côtés des petits paysans avec une extrême brutalité dans le cadre de travaux collectifs: défrichements massifs – et des milliers de victimes du paludisme – ou riziculture intensive jamais pratiquée auparavant – et des milliers d’affamés dans un pays qui exportait jusqu’alors 300 000 tonnes de riz par an.
Cela sur le modèle du «Grand Bond en avant» chinois, qui fut une catastrophe économique et démographique (1958-1959). Les exactions se multiplient: humiliations, tortures, cachots, camps, massacres et charniers. Les femmes et les hommes sont réduits à des corps en loques par des soldats jeunes et leurs petits chefs, frustes et fanatisés, recrutés dans les régions les plus reculées et les plus pauvres. L’éradication du bouddhisme, substrat séculaire de la culture khmère, est mise en œuvre, là encore sur le modèle de la politique dévastatrice conduite par les Chinois au Tibet durant la révolution dite culturelle (1966-1976). Près de 2 millions de Cambodgiens et de Cambodgiennes vont mourir, sur une population de 8 millions – achevés par la faim, les maladies, l’épuisement et les traitements abjects. Auparavant, ils seront 620 000 à chercher refuge en Thaïlande, dont la moitié s’exilera aux Etats-Unis, au Canada, en Australie, en France.
Dans quelle histoire longue s’inscrit la politique d’anéantissement de l’Angkar – sans l’expliquer totalement?
Les déséquilibres et les menaces
Protectorat dans le cadre de l’Indochine française, le Cambodge a accédé à la liberté en 1953 sans conflit sanglant. Un royaume dirigé de fait par le prince Norodom Sihanouk, autocrate souriant coiffant un régime parlementaire dominé sans partage par sa propre formation politique, qui défend une manière de socialisme inspiré du bouddhisme, et le neutralisme sur le plan diplomatique – dans le souci de préserver l’intégrité et l’indépendance du pays. Une économie prospère: production de fruits, d’hévéa, de coton, manufactures de tabac, ateliers de confection, papeterie, cimenterie, raffinerie.
Travaux d’irrigation, construction du port en eau profonde de Sihanoukville (aide française) et d’une importante voie routière entre celui-ci et la capitale (aide américaine). Promotion du tourisme. Bénéficie en priorité de cette envolée la bourgeoisie de Phnom Penh, souvent sino-khmère – négociants, fonctionnaires, médecins, avocats. Les petits paysans, si nombreux, sont les laissés pour compte de cette dynamique. Le fossé se creuse qui sépare depuis des lustres les campagnes des villes.
C’est dans ce contexte de crise latente que s’étoffent les rangs des communistes locaux, certains formés au Nord Viêtnam, d’autres établis dans les maquis – et durement réprimés par l’armée royale. Ou encore étudiant à l’étranger, à Paris notamment – ainsi les futurs dirigeants khmers rouges, Saloth Sar (Pol Pot), Khieu Samphan et Ieng Sary, qui de retour au pays passeront dans la clandestinité.
Le neutralisme vole en éclats du fait de la guerre menée par les Etats-Unis en soutien au Sud Viêtnam pro-occidental contre le Nord Viêtnam et ses alliés de la guérilla communiste au Laos voisin. Enjeu décisif: le contrôle de la piste Ho Chi Minh, qui permet au Nord de ravitailler en armes les combattants communistes du Sud, et qui passe par le Cambodge. Sihanouk est sur la corde raide: il rompt avec les Américains, laisse transiter par Sihanoukville des armes pour les combattants du Sud, tout en dénonçant la présence des quelque 40 000 soldats de Hanoï stationnés dans son pays – «immolation du peuple khmer sur l’autel du communisme asiatique et surtout nord viêtnamien».
Ces acrobaties suscitent le mécontentement des chefs militaires du royaume, nationalistes et violemment anti-communistes, et aussi celui de la bourgeoisie de Phnom Penh et des étudiants formés à l’école française qui condamnent le dirigisme du prince et la corruption de son entourage. En 1970, Sihanouk est renversé, la république est proclamée, le retrait des troupes de Hanoï exigé. Non sans réticences: Hanoï est alliée aux Russes, les Khmers rouges aux Chinois; les Khmers rouges sont hostiles à Sihanouk, les dirigeants de Hanoï lui sont favorables car le neutralisme du prince leur est profitable, et ils vont assurer le ralliement de celui-ci aux Khmers rouges, qui avancent sur Phnom Penh. Une offensive contre laquelle Nixon et Kissinger, sans en référer au Congrès américain, vont réagir par la barbarie des bombardements, que le Laos subit déjà depuis 1965.
Près de 2 millions de tonnes de bombes jusqu’en 1973, auxquelles s’ajoutent les sinistres défoliants qui stérilisent les sols et causent de terribles malformations chez les civils qui n’ont pu se terrer. Un crime contre l’humanité, à l’heure où ces mêmes Américains s’apprêtent à quitter le Sud Viêtnam, et où la république khmère, corrompue à son tour, s’effondre.
Le 17 avril 1975, les Khmers rouges investissent Phnom Penh. La guerre est finie, mais pas de liesse: l’ordre d’évacuation est ordonné immédiatement. Le Cambodge va passer sans transition de la terreur étrangère aveugle tombée du ciel à la terreur méthodique organisée par les chefs Khmers rouges contre leur propre population.
La démence comme politique
Les privilégiés de l’ancien régime ont fui. Les militaires et les politiciens républicains sont fusillés. Sihanouk est bouclé dans son palais de la capitale, désertée – les Chinois veillent sur lui. «Irrécupérables», les «porteurs de lunettes» – ingénieurs, techniciens, médecins, enseignants – sont liquidés en nombre. Reste «le petit peuple», pur, mais indolent et indocile, qu’il s’agit de mettre au pas et au labeur forcé, et qu’on va immoler en quatre ans sur l’autel du néant. A coups de bêche dans la cervelle en cas d’insoumission.
L’appareil répressif des Khmers rouges couvre la totalité du territoire. Au sud de Phnom Penh s’étend sur un kilomètre carré le centre de détention et de torture S21, où seront exécutés plus de 20 000 personnes, hommes, femmes et enfants – dix survivants en 1979. Une école à deux étages avec des rideaux de barbelés aux balcons pour empêcher les détenus de se défenestrer. Dans la cour, des poutres à deux mètres du sol où les prisonniers sont suspendus par les pieds, la tête plongée dans une jarre d’eau. A l’intérieur, les cellules où les détenus restent allongés dans leurs chaînes, à peine nourris, souvent frappés, interdits de sommeil et condamnés à manger leurs excréments.
Les salles de torture, d’où montent les hurlements des suppliciés et les pleurs des bébés arrachés à leurs mères. Les corps inertes des victimes sont égorgés puis éventrés. Non loin du camp, on retrouvera, noyés dans un lac, des groupes d’enfants ligotés. Plus de moitié des adultes assassinés sont des Khmers rouges arrêtés dans le cadre des purges incessantes décidées par l’Angkar – et Duch, le chef de S21, fait du zèle. 10 000 dossiers détaillés dévoilent les biographies des condamnés et leurs «aveux», les listes d’exécution et les photos bouleversantes des prisonniers, visages hagards, crispés par la peur, ou défiant du regard leurs tortionnaires.
«Etrangère», la communauté sino-khmère des villes est décimée. «Réactionnaires» et «étrangers», les religieux massacrés par dizaines de milliers: les moines bouddhistes – «une importation de l’Inde» –, les Khmers musulmans et chrétiens. Pagodes et mosquées réduites en porcheries, églises rasées. Les Khmers métis sont exterminés. Tous des «impurs». Les discours et pratiques des dirigeants khmers rouges virent au racisme – on ne parle plus de révolution – et les conduisent finalement en 1979 à attaquer militairement leur voisin viêtnamien – «l’ennemi héréditaire».
Mais que pèsent des soldats de fortune contre les 600 000 hommes aguerris de l’armée de Hanoï – la plus nombreuse de toute l’Asie du Sud-Est? C’est la déroute, l’invasion du Cambodge, la chute de l’Angkar. Les troupes viêtnamiennes demeureront dans le pays durant dix ans, soutenant à bout de bras une autorité locale composée de fidèles de Pol Pot repentis. Celui-ci se repliera dans le maquis, mènera la vie dure aux «occupants» et, aux yeux de ses alliés chinois et des Etats-Unis, continuera à représenter l’autorité légitime du pays. De son côté, Sihanouk, en exil à Pékin, appellera à la résistance contre les envahisseurs avant son retour au pays en 1991.
Cédant aux objurgations de l’ONU, Hanoï retire ses troupes en 1989, et ce n’est que dix ans plus tard que la majorité des Khmers rouges déposent les armes. Il est alors question d’organiser le procès des responsables du désastre, ce à quoi s’opposent les repentis au pouvoir à Phnom Penh – trop de révélations gênantes en perspective. Ils plaident pour une bien commode «réconciliation nationale». Au terme d’un parcours judiciaire semé d’embûches, Duch est condamné à perpétuité en 2010 pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité – il avait ordonné l’exécution de tous les prisonniers de S21 à la chute du régime.
En 2011, Khieu Samphan est condamné en appel pour les mêmes crimes, ainsi que pour actes de génocide contre les musulmans et les Viêts du Cambodge. A l’attention de ses victimes, il se contentera à son procès d’un «sorry» trois fois ânonné. Pol Pot, lui, est mort dans le maquis en 1998, sans doute tué par les siens. Etonnamment absents du banc des accusés – ce fut relevé – les sanglants Nixon et Kissinger.
On s’épargnera de citer ici les noms d’intellectuels et journalistes connus, en France comme à l’étranger, qui s’excusèrent eux aussi auprès de l’opinion d’avoir encensé le Cambodge nouveau et dédaigné les premières informations venues de là-bas, considérées comme propagande de l’impérialisme. Un historien fera mieux après coup, qualifiant «d’épisode des révolutions indochinoises» le cauchemar du peuple khmer… Se souvenir de celui-ci est une forme de justice.
Bibliographie sommaire et filmographie:
Les témoignages directs du père Fr. Ponchaud (Cambodge année zéro, 1977, 1998) et de Pin Yathay (L’utopie meurtrière, 1980, 1990);
L’article du Nguyen Duc Nhuan («Folie meurtrière des Khmers rouges», Manière de voir n° 76, 2004, pp. 47-50);
Les nombreux films documentaires de Rithy Panh – référence indispensable –, dont La machine de mort khmère rouge, Paris, INA, 2002;
Le catalogue de l’exposition Cambodge, 1975-1979, Genève, Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, 2006-2007;
Le cahier spécial de la revue L’Histoire-Collection n° 107, «Cambodge», avril-juin 2025
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