Une brise tiède de juin caresse le front de mer fraîchement bétonné. Des jeunes Cambodgiens se prélassent autour d’un pack de bières. « La Chine achète tout », lâche l’un d’eux. « Même le pouvoir », dit un autre. Derrière eux, le Jin Bei Palace, propriété d’un sulfureux magnat chinois proche de l’élite cambodgienne, surplombe un chantier jonché de tractopelles endormies. En contrebas, la plage d’Ochheuteal s’illumine avec ses restaurants chinois où, du serveur au client, on parle le mandarin.
Ce soir-là, des hommes, cigare aux lèvres et flanqués de jeunes femmes, partagent une fondue chinoise avec des individus au dos entièrement tatoué. Cette scène reflète l’atmosphère impalpable qui enveloppe aujourd’hui Sihanoukville, dans le sud du Cambodge : la cité balnéaire a été transformée par un tsunami de capitaux chinois, licites ou illicites, qui déferlent depuis une dizaine d’années.
Selon le Phnom Penh Post, en 2019, 90 % de ses commerces y étaient tenus par des citoyens chinois, au nombre de 200 000 sur les 310 000 habitants que compte la province de Sihanoukville. Jadis lieu de villégiature paisible aux plages pittoresques prisées des routards occidentaux, cette véritable enclave chinoise est méconnaissable.
Des investissements chinois en masse
Le chauffeur de taxi, Chin Yan, pointe du menton les échoppes et les salons de massage douteux alignés le long de l’artère principale, où les caractères chinois font de l’ombre au khmer. «Regardez ces hôtels luxueux et ces casinos qui ne profitent qu’aux riches », peste-t-il. De 2016 à 2019, 70 casinos ont poussé à Sihanoukville, surnommée le « nouveau Macao ». Ils ciblent une clientèle venue de Chine, où les jeux d’argent sont interdits. Financés par des capitaux chinois, de nombreux projets – centres commerciaux, établissements de luxe, complexes résidentiels – ont vu le jour dans toute la ville.
Sihanoukville, qui doit son nom au roi Norodom Sihanouk (1922-2012, fondateur du Cambodge moderne), abrite le seul port en eau profonde du pays, aménagé par les Français après l’indépendance (1953). Selon Reuters, en mars dernier, un navire de guerre chinois y a jeté l’ancre. La cité portuaire, aux yeux de Pékin, jouit d’une position stratégique pour le déploiement de ses « nouvelles routes de la soie ». Elle offre en effet un accès direct au golfe de Thaïlande, entre le détroit de Malacca et la mer de Chine du Sud.
La création d’un nouvel aéroport inquiète Washington
La Chine est le premier investisseur et créancier du Cambodge, et de très loin. L’an passé, elle représentait 90,5 % des investissements étrangers dans le pays en développement de 15 millions d’habitants. Au nord-ouest de Sihanoukville, l’aéroport de Dara Sakor est sur le point de voir le jour : sa piste d’atterrissage, d’une longueur inhabituelle, pourrait bien accueillir des avions militaires chinois, s’inquiète déjà Washington. Au sud-est de la zone économique spéciale, Pékin est en train de rénover la base navale de Ream. Pour y accueillir des installations militaires chinoises ? C’est ce que subodorent les États-Unis, malgré les démentis de Pékin et de Phnom Penh.
« Plus d’opportunités et de meilleurs salaires », résume Yim Sokdy. Ce gérant d’une des rares échoppes cambodgiennes sur la plage d’Ochheuteal touche l’équivalent de 910 € par mois, contre 275 € par le passé. Mais il reconnaît la hausse de la criminalité. M’Lop Tapang, une association locale qui aide les plus vulnérables, constate de son côté «une augmentation de la consommation de drogues». Un entrepreneur chinois, sous-traitant des casinos, l’assure : «Tout le monde ici trempe de près ou de loin dans une activité louche. »
Pressé par Pékin, le gouvernement cambodgien a pourtant fini par interdire la loterie en ligne en août 2019. Puis la pandémie de Covid a débarqué : des dizaines de milliers de Chinois ont alors quitté la cité. Désertés, certains casinos sont contraints de fermer leurs portes. Les projets immobiliers en cours s’interrompent. On estime sur place qu’un millier de bâtiments fantômes trônent dans le paysage urbain.
Une ville où s’installe le crime organisé
Mais ce trou d’air n’est pas perdu pour tout le monde : le crime organisé investit certains de ces grands complexes aux tours austères. À l’intérieur, des victimes de trafics humains attirées via une offre de job factice. Passeport confisqué, ces hommes et ces femmes sont forcés de participer à des arnaques en ligne (paris, faux sites de rencontres, investissements douteux en cryptomonnaies…). Il s’agit, comme on dit dans le milieu, de « saigner le cochon » de l’autre côté de l’écran (pig butchering).
Lu Xiangri a vécu cet enfer. À l’automne 2021, ce Chinois de 33 ans a été retenu dans l’un de ces complexes barricadés, truffés de caméras. Il parvient à contacter la police locale, mais entre-temps il est « revendu » à un autre groupe mafieux, et se retrouve coincé dans un casino où ses quinze heures de travail quotidien sont rythmées par les coups.
Un nombre ahurissant de morts mystérieuses autour des complexes
Au bout de dix jours de captivité, Lu Xiangri parvient à s’échapper. Il s’en sort plutôt bien : d’autres victimes de ces trafics humains peuvent être séquestrés durant des mois. Voire pire : « Un nombre ahurissant de morts mystérieuses sont signalées autour de ces complexes», confie Jacob Sims, de l’ONG américaine International Justice Mission.
« Les milliards investis à Sihanoukville de 2015 à 2019ont permis de bâtir ces infrastructures destinées aux arnaques en ligne, et de tisser des relations avec les cercles de pouvoir locaux », assure Jason Tower, spécialiste des questions de sécurité en Asie du Sud-Est au centre de recherche United States Institute of Peace.
Les autorités se défendent de toute forme de soutien à ces « activités négatives », comme les qualifie Long Dimanche, le vice-gouverneur de la province. La traite humaine ? « Nous y avons mis fin », explique l’édile, en référence aux raids policiers menés fin 2022 dans ces complexes-prisons. Plusieurs sources affirment pourtant le contraire. Invérifiables.
Dans le quartier d’Otres, rebaptisé Chinatown, il est impossible d’accéder à l’un de ces complexes, où des gardes postés devant l’enceinte éconduisent quiconque n’a pas de laissez-passer. À Sihanoukville, le crime organisé a encore de beaux jours devant lui.
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La carte d’identité du Cambodge
Le Cambodge est une monarchie constitutionnelle de 15 millions d’habitants, d’ethnie khmère. Cet ancien protectorat français a accédé à l’indépendance en 1953.
De 1975 à 1979, le régime des Khmers rouges génocidaires a fait au moins 2 millions de morts. Le pays est dirigé sans discontinuer par le premier ministre Hun Sen depuis 1998.
Membre de l’Association des pays d’Asie du Sud-Est (Asean) depuis 1999, le Cambodge enregistre une croissance de 3 % (agriculture, textile, bois et pierres précieuses).
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