Dans le cadre de la Paris Arbitration Week (« PAW ») 2023, Curtis a animé un webinaire sur « Affaires d’Etats : Abusive Claims Against States and How to Fight Them ». Il s’agissait de la deuxième édition de la série « Affaires d’Etats » initiée par Curtis l’année dernière lors du PAW 2022.
Le panel de cette année a abordé le sentiment croissant dans certains milieux, y compris dans le contexte du Groupe de travail III de la CNUDCI
Typologie des revendications et pratiques abusives
Miriama Kiselyová a ouvert la parole en décrivant trois types de réclamations généralement jugées abusives :
- tentatives de chalandage fiscal, comme l’illustrent Phoenix contre la République tchèque
- revendications multiples, parallèles et successives, comme dans CME c. République tchèque
- Les tentatives de recourir à des recours non prévus dans les accords internationaux d’investissement (« AII »), comme dans le Achmea c. République slovaque (II)
Marie-Claire Argac a fourni des exemples de pratiques abusives en matière de dommages. Elle a souligné que les demandeurs reçoivent en moyenne moins de 40% des montants initialement réclamés, ce qui suggère une tendance à exagérer considérablement les demandes de dommages-intérêts. Elle a souligné l’augmentation exponentielle du montant des dommages-intérêts réclamés dans l’arbitrage entre investisseurs et États au cours des deux dernières décennies, expliquant que l’une des causes était le recours accru à la méthodologie des flux de trésorerie actualisés («DCF») – une méthodologie particulièrement sujette aux abus. et les tactiques « d’ancrage » car elles nécessitent la projection de multiples paramètres dans le futur.
Elle a souligné que certains demandeurs ont tenté de profiter de l’absence de réglementations strictes concernant l’approche appropriée en matière de calcul des dommages pour pousser à l’application de cette méthode pour projeter les futurs manques à gagner présumés, indépendamment de l’existence d’une certitude suffisante quant à la l’existence de tels manques à gagner et en l’absence d’une entreprise en activité avec un historique avéré de rentabilité. Mme Argac a également noté que le recours accru aux bailleurs de fonds tiers (TPF) était associé à la prolifération des réclamations abusives, comme l’a noté le Groupe de travail III de la CNUDCI.
Une menace pour les pays en développement
Suzy Nikièma a ensuite souligné que les revendications frivoles sont particulièrement problématiques pour les pays en développement.
Premièrement, de telles réclamations entraînent une perte de temps et de ressources financières. Cela s’avère préjudiciable même si ces demandes frivoles sont finalement rejetées au stade juridictionnel.
Deuxièmement, de telles revendications génèrent un soi-disant « effet dissuasif » sur les États, y compris les pays en développement, pour qu’ils réglementent dans l’intérêt public, comme l’illustre la célèbre Phillip Morris c. Australie
Troisièmement, l’impact sur la réputation des États peut également être important car, en général, seuls les montants réclamés et le nombre d’affaires intentées contre l’État sont finalement retenus, plutôt que l’issue finale du différend. Ainsi, les revendications abusives peuvent renforcer les idées préconçues sur la gouvernance des pays en développement.
Un problème de procédure mais aussi de fond
Wolfgang Alschner a souligné que les réclamations frivoles ne sont pas simplement un problème de procédure, mais aussi un problème de fond.
Plus précisément, il a noté que les allégations manifestement sans fondement juridique étaient difficiles à identifier sur le fond en raison du caractère vague de nombreux AII quant aux normes de protection. Les notions de traitement juste et équitable, d’attentes légitimes ou de pouvoirs de police sont souvent (si elles ne sont pas activées) laissées non définies, ce qui rend difficile pour les États, les investisseurs et les bailleurs de fonds d’identifier ce qui caractérise une réclamation manifestement sans fondement juridique. Ceci est amplifié par la multiplicité des interprétations des normes de fond dans le monde ISDS, les tribunaux adoptant souvent des interprétations contraires des mêmes normes de protection.
Nouvelles dispositions dans les AII récents
Passant aux solutions, Mme Kiselyová a évoqué les nouveaux types de dispositions que la Slovaquie, l’Union européenne (UE) et d’autres États ont inclus dans leurs nouveaux AII pour tenter de lutter contre les pratiques abusives. Par exemple, certains traités récents de l’UE tels que le CETA
Nécessité d’une réforme holistique, substantielle et multilatérale
Le professeur Alschner s’est interrogé sur l’impact réel des nouveaux mécanismes conçus pour éliminer les allégations frivoles, faisant écho à certaines des conclusions publiées dans son récent livre.
En outre, bien que certains nouveaux traités incluent des « garanties substantielles », telles que des exceptions générales d’ordre public, dans la pratique, ces mécanismes n’ont pas fonctionné efficacement car certains arbitres ont nié leur plein effet. On en trouve un exemple dans la récente Eco Oro c. Colombie
Le professeur Alschner a conclu qu’il ne suffisait pas de se concentrer uniquement sur les réformes procédurales et qu’il était nécessaire de procéder à une réforme plus globale et multilatérale sur le fond du droit international de l’investissement.
Mécanismes de prévention existants et potentiels
Mme Nikièma a souligné l’importance de compléter les mesures axées sur l’arrêt des réclamations frivoles à un stade précoce avec des stratégies qui découragent de manière proactive la survenance de telles réclamations. Elle a ensuite abordé les mécanismes existants qui peuvent être utilisés pour empêcher les réclamations frivoles de se retrouver en arbitrage. Une première option est l’exigence d’épuisement des voies de recours internes, afin de garantir que les lois et réglementations locales, qui imposent parfois des exigences plus strictes sur la base juridique et factuelle d’une réclamation, sont respectées. Une deuxième approche, plus substantielle, consisterait à adopter des définitions plus circonscrites des concepts d’investisseur et d’investissement, comme c’est le cas dans certains traités africains récents sur l’investissement qui ont adopté une définition de l’investissement fondée sur l’entreprise.
Mme Argac énumère quelques-unes des pistes en cours de discussion pour freiner les pratiques abusives en matière de dommages-intérêts, notamment : (i) ordonner aux demandeurs de supporter une fraction plus élevée des coûts si les dommages-intérêts réclamés dépassent le montant réel accordé d’un certain pourcentage, même si le demandeur obtient gain de cause sur une partie de la demande ; (ii) limiter les dommages-intérêts au montant réellement investi ou même plafonner les dommages-intérêts maximum pouvant être accordés ; (iii) la compensation des dommages moraux ou de réputation des États, bien que cela doive être mis en balance avec l’interdiction générale des dommages-intérêts punitifs ; et (iv) la refonte du cadre normatif régissant la TPF et la garantie des coûts.
Mme Argac a également souligné la nécessité de sélectionner des avocats, des arbitres et des experts qui ont une compréhension approfondie de ces questions dès que possible dans la procédure et a souligné le rôle des arbitres dans la lutte contre ces pratiques abusives en rejetant catégoriquement ces types de réclamations mais aussi en les appeler et tenir les demandeurs responsables.
Conclusion
En conclusion, la prolifération des allégations et des pratiques abusives est un sujet de grave préoccupation appelant une réforme à la fois procédurale et substantielle du droit international de l’investissement. Il reste à voir si les efforts en cours au sein du Groupe de travail III de la CNUDCI et d’autres instances aboutiront à des améliorations significatives sur ce front.