Périple familial de Julien Blanc-Gras vers l’Asie: épisode laotien, où l’on rajeunit sur le Mékong

, Périple familial de Julien Blanc-Gras vers l’Asie: épisode laotien, où l’on rajeunit sur le Mékong

– Right hand!

(Put your right hand on the scanner, please)

– Look the camera!

(Look at the camera, imbécile)

– 2 dollars!

– 2 dollars for what?

Ça, je le dis à voix haute.

– For the stamp.

C’est du racket, évidemment. Il n’est pas censé collecter 2 dollars pour un tampon alors que je quitte le pays. Pour couronner le tout, le malotru ne dit pas merci. Cher douanier, je ne t’en veux pas de m’arnaquer, d’autant que j’étais prévenu (ce poste-frontière perdu dans la pampa est réputé pour être le royaume de l’entourloupe). Je sais que tu arrondis tes fins de mois de fonctionnaire sous-payé et que ces 2 dollars ne pèsent pas sur mon budget. Je t’en veux de le faire brutalement, de prendre un plaisir malsain à exercer ton petit pouvoir de nuisance. Sache que ce texte te survivra et que, des années après ton passage sur terre, des lecteurs connaîtront ta nature de sale type. Ton âme médiocre restera coincée pour l’éternité au purgatoire des blaireaux. C’est mon pouvoir de nuisance à moi.

Traîner sa valise et son gamin entre deux pays sur un terrain poussiéreux, à midi, sous 38 degrés. Il n’y a ni ville, ni village autour de nous, juste deux guérites qui se font face dans les tréfonds ruraux de l’Indochine. L’Enfant est fasciné par le concept de no man’s land. Oui fils, ici, ça n’appartient à personne.

Cent mètres plus loin, le poste laotien. L’officier nous fournit les formulaires d’immigration, dans lesquels il faut remplir la case «race», et nous soulage de 40 dollars par personne pour l’obtention du visa. C’est le tarif, légèrement amendé. Au moment de me rendre mon passeport, il me dit d’une voix douce «It’s two dollars for the stamp, please». Voilà, lui au moins, il me vole poliment.

Une vache entre dans un restaurant. Ce n’est pas le début d’une blague, c’est une scène dont je suis témoin. La patronne la chasse d’une claque sur le postérieur en maugréant. Elles viennent bouffer mes pastèques. Deux jeunes Espagnoles trempent leur string dans le Mékong devant un Allemand à dreads qui fait semblant de ne pas regarder. Une écolière de 8 ans fait démarrer sa moto.

Nous venons de débarquer à Si Phan Don, l’archipel des 4000 îles, ce qui ne semble même pas exagéré. Le fleuve est si large que l’on ne distingue plus vraiment les îles du rivage. Tout n’est qu’eau, végétation et splendeur. C’est une longue galère pour arriver ici, raison pour laquelle cet endroit est précieux.

Don Det, petite île triangulaire, abrite un village traversé d’une unique rue où se succèdent guesthouses sur pilotis, restaurants et bureau d’excursions proposant des half-day kayak trip ou des sunset boat cruise. Vie des habitants: les pères partent aux champs ou à la pêche avant le jour, les mères s’occupent des gargotes, les mamies tiennent les boutiques. On économise ses gestes, on vit lentement. Pas de voiture à Don Det, on se déplace en pirogue, à moto ou à vélo. Le village de pêcheurs originel s’est transformé en village de backpackers, alimenté par un flux de jeunes Européens sac au dos drainés par la douceur de vivre, l’herbe en vente libre et la possibilité de se loger pour 2 dollars la nuit (le prix d’un tampon à la frontière). Ce n’est pas une destination familiale. Il ne me faut pas longtemps pour constater que l’Enfant est le plus jeune touriste du coin et que je suis le plus âgé – ce qui m’angoisse légèrement.

Notre nouveau bungalow, rustique, est doté d’une terrasse elle-même dotée d’un hamac se balançant sur le Mékong, compensant le fait que nous sommes parfois réveillés par une blatte gambadant sur le lit. Je me lève avec l’aube, enfourche un vélo pour longer ce fleuve qui charrie une mythologie coloniale dans ses eaux descendues de l’Himalaya. Je rejoins la Femme et l’Enfant pour le petit-déjeuner. Nous lisons aux heures chaudes, explorons les environs aux heures fraîches.

Nous traversons le pont colonial français pour accéder à l’île voisine de Don Khon. Zigzaguons jusqu’aux cascades de Liphi, qui valent leur pesant de Niagara. Perché au-dessus des flots bouillonnants, l’Enfant est impressionné par la puissance dramatique des éléments. Ne dépassez pas la barrière, intime un panneau soucieux de notre sécurité. Dommage qu’il n’y ait pas de barrière.

Un peu plus loin, un écriteau signale une swimming area sur un méandre tranquille formant une mare parcourue d’une onde légère et s’achevant sur un petit rapide. L’Enfant batifole dans la vase, tente des ricochets, joue à Tarzan en se pendant aux lianes. Mon fils nage dans le Mékong. Il vit sa meilleure vie, comme disent les jeunes.

– Je peux aller là-bas, vers le rapide?

– Oui, tu peux, si tu tombes pas dedans.

L’Enfant a pied, l’eau est calme. En apparence.

– Papa, papaaaa! panique soudain l’Enfant.

Il est entraîné par le courant. Je me précipite, le rattrape et l’agrippe. Me retrouve emporté moi aussi. Le rapide se rapproche. On ne va pas mourir. C’est un tout petit rapide, rien de mortel, quelques gros cailloux, trois ou quatre mètres de remous, on a les mêmes dans l’Allier. Mais si nous basculons, nous serons des poupées sans contrôle sur nos corps, brinquebalés entre les rochers. On peut très bien s’exploser le crâne ou se briser un fémur. En trois secondes, nous sommes passés de «parfaite sérénité» à «nous sommes en danger».

– Accroche-toi à moi.

Il entend «étrangle-moi» et serre mon cou avec la force que procure la peur.

Le courant est de plus en plus puissant. Je freine des deux pieds, m’accroche aux branches qui pendouillent. Me cogne sur les pierres. Parviens à nous immobiliser juste au bord du rapide.

Se relever. Sortir de l’eau, avec un enfant pendu au cou.

– Pardon, papa, pardon, répète l’Enfant en se serrant contre moi. Je sens son petit cœur battre vite et fort (à moins que ce ne soit le mien).

Je ne sais pas trop pourquoi il s’excuse car c’est à moi de faire en sorte qu’il reste en vie.

Retour au boui-boui où la Femme boit un café:

– Maman, on a failli mourir!

– Comment ça?

– Il exagère.

L’Enfant raconte que je lui ai sauvé la vie, narration excessive qui toutefois m’arrange dans la mesure où une partie de moi culpabilise d’avoir entraîné ma progéniture dans une situation périlleuse.

Il y a une deuxième cascade à Don Khon. Encore plus spectaculaire, paraît-il.

Pour y accéder, il faut traverser un pont suspendu très haut au-dessus de la rivière déchaînée, et surmonté d’un écriteau NO ENTRY BRIGE UNDER MAINTENANCE. C’est un étroit pont de cordes et de planches, où il manque deux planches sur trois. Un pont gruyère, parfait pour tourner un remake cheap d’Indiana Jones. Un faux pas et c’est la chute mortelle, sans aucun doute. De jeunes backpackers téméraires passent prudemment. Je ne traverserai pas ce pont avec mon enfant. Tant pis pour la jolie cascade. Une frayeur par jour, ça suffit.

Mis à part cette montée d’adrénaline, le temps s’écoule sans bruit aux 4000 îles. Une semaine s’évapore dans une routine faite de lectures, de baignades (en eaux calmes) et d’une grande variété de plats aux noms compliqués et immanquablement composés de riz et de poulet.

La Femme écrit, beaucoup. Plus que moi. Je n’ai absolument pas le droit de me pencher sur son épaule pour avoir une idée du contenu de sa prose.

J’imagine quelque chose comme: «Quelle chance d’être accompagnée d’un homme plein d’initiative qui m’entraîne dans des aventures palpitantes à la découverte de contrées exotiques, tout en étant ce modèle de tendresse, d’humour et de bienveillance, dont le charme s’accroît avec le temps. La vie à ses côtés est un chemin de plénitude pavé de pétales de roses.» Oui, ça doit être ça. Ou peut-être: «Je n’en peux plus. L’autre con a failli tuer mon fils avec son comportement irresponsable. La vie est une succession de journées d’un ennui profond dans le trou du cul du monde. Je suis accablée par la chaleur, les blattes et son humour lamentable. Pourquoi n’ai-je pas épousé un trader? Qu’est-ce que je fous ici? Au secours.»

L’Enfant, lui, semble s’être accommodé du rythme de notre équipée, alternance de mouvement et de stase, d’excitation et de contemplation. Le soir, au sortir du restaurant où nous avons dîné de poulet au riz assis en tailleur sur des paillasses, l’Enfant l’affirme sous le clair de lune: «J’adore vivre.»

Une petite horde de jeunes gens, torses nus et verres en main, gigotent dans le Mékong, mi-immergés, mi-murgés, face au coucher de soleil. Nous nous sommes laissé tenter par la sunset boat cruise. Trente minutes en pirogue pour accéder à cet îlot idyllique transformé en beach club sauvage. Une enceinte crache du rap américain, une glacière fait office de buvette.

– Femme, on a vingt ans de plus qu’eux.

– Et alors?

– Il faut faire bonne figure pour ne pas passer pour des croulants.

– Rentre le ventre.

L’Enfant, seul spécimen de son espèce dans cet environnement, est vite adopté comme mascotte par la foule, rôle qu’il adopte avec flegme en se faisant offrir un Coca. Nous optons quant à nous pour un Coca augmenté de rhum. Nous voilà mi-immergés, mi-murgés dans le fleuve éternel en gigotant sur Dr. Dre, abdos contractés pour tenter de faire illusion parmi la jeunesse.

Ils sont aimables, ces gamins. Ils fument, ils boivent, ils prennent l’avion. Loin des stéréotypes souvent accolés à leur génération, censée être hygiéniste, puritaine et éco-paralysée. Vingtenaires des classes moyennes occidentales, ils voyagent pour trois sous, se la coulent douce et s’accouplent au gré des étapes. Ils découvrent d’autres univers loin de leurs bases, suivent les mêmes routes, prennent des vaches en photo et se tatouent pour ne pas oublier en rentrant chez eux (et dans le moule) qu’ils ont été libres pendant quelques mois. Je les envie un peu, même si finalement, la Femme et moi dansons mieux qu’eux. (J’affirme évidemment cela sous l’effet de l’alcool qui dérègle mes perceptions et me rend plus beau que je ne suis.)

Ces jeunes travellers, j’étais à leur place vingt ans plus tôt, seul avec mon sac à dos et sans le wifi. Je mesure la chance que j’ai eue de bourlinguer avant qu’internet n’enveloppe la planète. Pas de Google Maps, pas de Booking, pas de TripAdvisor. Je voyageais à tâtons. Je devais trouver un cybercafé (vous vous souvenez?) pour envoyer un mail. Je ne savais pas quand j’arrivais, ni où je dormais. Je perdais du temps, je me perdais et c’était bien. Dans l’immédiat, je commence à avoir du mal à respirer, à force de contracter les abdos.

Retour en barque dans le crépuscule, assis sur la proue, l’Enfant entre mes jambes.

Mes orteils frôlent la surface de l’eau et je savoure ce moment car je sais qu’il ne se reproduira pas. Le futur de ces 4000 îles semble écrit d’avance. Si l’industrie lourde n’a pas encore galvaudé les lieux, cela ne saurait tarder. La guesthouse familiale reste la norme mais des hôtels de quatre étages sont en construction. On imprime déjà des t-shirts Been there, Don Det. J’ai vu passer des jet-skis. Un jour, la route sera meilleure, les tour-operators débarqueront et les backpackers changeront d’île pour laisser la place aux autocars du tourisme canalisé. Dans dix ans, mon fils sera adulte et la Don Det d’aujourd’hui aura disparu. Le Mékong, lui, n’aura pas bougé. Il en a vu d’autres.


L’auteur
Né à mi-chemin entre l’équateur et le pôle Nord (en France), Julien Blanc-Gras est écrivain, journaliste, réalisateur, globe-trotter et père de famille pas très nombreuse. Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages dont Touriste, Paradis (avant liquidation) et Comme à la guerre. Son dernier roman, Envoyé un peu spécial, vient de paraître au Livre de poche.

{link} Ce post a été trouvé sur internet par notre rédaction voici la source Source