Un tribunal américain a récemment jugé le géant de la banane Chiquita coupable d’avoir financé un escadron de la mort en Colombie. Il a condamné la marque à verser 38 millions de dollars de dommages et intérêts. Faut-il arrêter d’acheter des bananes Chiquita ?
Le 10 juin 2024, la Cour fédérale américaine du sud de la Floride a reconnu l’exportateur de fruits Chiquita Brands International coupable d’avoir fourni une aide substantielle au groupe paramilitaire colombien Autodefensas Unidas de Colombia (AUC).
Le groupe paramilitaire a été créé en 1997 pour intégrer et coordonner différents groupes paramilitaires d’extrême droite du pays en un seul groupe. À partir de ce moment, le groupe a cherché à arrêter l’expansion des guérillas (principalement les Forces armées révolutionnaires de Colombie, ou FARC) et à reprendre le contrôle des territoires, ce qui a conduit à une escalade des affrontements violents.
Un escadron de la mort effrayant
Le groupe paramilitaire est connu pour ses pratiques atroces, notamment pour ses massacres et ses disparitions forcées. La Commission de la vérité colombienne a constaté que les paramilitaires sont responsables de plus de 45 % des décès et de 52 % des disparitions liées au conflit.
Qui finance les paramilitaires ?
La réponse est simple : d’importants propriétaires fonciers, des associations et des entreprises d’extrême droite, dont Chiquita. En 2007, les premières plaintes collectives ont été déposées aux États-Unis, faisant valoir l’implication de Chiquita dans le financement du groupe paramilitaire. Chiquita a plaidé coupable d’avoir payé plus de 1,7 million de dollars aux AUC, même après que le gouvernement américain l’ait désigné comme groupe terroriste en 2001.
Protection des salariés
En 2008, des plaintes modifiées ont été déposées, arguant que Chiquita avait cautionné la conduite violente du groupe paramilitaire, ce qui lui avait permis de « confisquer les terres des paysans et d’éliminer ou de dominer les organisateurs des syndicats ». Chiquita a déposé plusieurs demandes de classement des dossiers, affirmant qu’ils avaient été extorqués par le groupe paramilitaire et que les contributions étaient nécessaires pour protéger ses employés des groupes armés de gauche dans le pays. Cependant, la plupart des accusations ont été rejetées.
En 2020 et 2021, plusieurs affaires supplémentaires ont été déposées, qui ont finalement abouti à un procès. Dans sa décision de 2024, le tribunal de Floride a estimé que Chiquita n’avait pas prouvé que l’assistance fournie était nécessaire pour protéger ses employés ou ses biens, et qu’il n’y avait pas d’autre alternative raisonnable. Il a estimé que Chiquita avait « sciemment fourni une assistance substantielle à l’AUC à un degré suffisant pour créer un risque prévisible de préjudice ». Il a donc ordonné à Chiquita de verser 38 millions de dollars aux plaignants en guise d’indemnisation.
L’histoire violente de Chiquita Brands
Pour mieux comprendre l’ampleur de cette décision, il faut se pencher sur l’histoire violente de la société mère de Chiquita, la United Fruit Company (UFC). L’implication la plus flagrante de l’UFC dans la violence fut peut-être le massacre de la banane de 1928. Entre 1890 et 1920, l’UFC utilisa des contrats indirects pour contourner la loi colombienne et recruter des travailleurs moins chers pour les plantations de bananes. La situation atteignit son paroxysme le 6 octobre 1928, lorsque les travailleurs de la banane et le syndicat décidèrent de présenter une liste de revendications au directeur général de l’UFC. L’UFC rejeta toutes les revendications et refusa de négocier, ce qui déclencha une grève impliquant plus de 25 000 travailleurs.
Selon des recherches récentes, après un mois de grèves, l’UFC a loué un bateau à vapeur pour amener 200 militaires et prendre le contrôle de la mairie. De même, les États-Unis ont envoyé un navire de guerre, soi-disant pour évacuer les citoyens américains de la région. Le gouvernement colombien a subi une énorme pression pour agir.
Massacre parmi les ouvriers
Le soir du 5 décembre, dans le cadre d’une manifestation pacifique des travailleurs, le gouverneur de Magdalena a émis un décret ordonnant à ces derniers de se disperser immédiatement. L’armée, déployée à Cienaga quelques jours auparavant, a lu le décret sur la place principale, en présence de plus de 1 500 travailleurs. On leur a donné seulement 15 minutes pour partir, et lorsqu’ils ont refusé, l’armée a ouvert le feu sur les manifestants, tuant plus de 1 000 personnes.
Bananes : un commerce corrompu ?
Aujourd’hui, Chiquita Brands International n’est pas la seule entreprise bananière impliquée dans des activités criminelles en Amérique latine. Unibán, la maison mère de Turbana Bananas, a été accusée par des paramilitaires démobilisés de financer des organisations paramilitaires. Lors de ses déclarations devant les juges de paix et de justice, l’ancien chef paramilitaire colombien Salvatore Mancuso a également interrogé les entreprises bananières sur les liens et les pots-de-vin qu’elles ont versés aux AUC, en faisant spécifiquement référence aux relations du groupe avec Dole et Del Monte. De même, Fyffes, dont Chiquita est désormais propriétaire, a été accusée de violations des droits de l’homme et des droits du travail en Colombie et au Honduras.
Une étape importante dans la quête de justice
En ce sens, le jugement rendu contre Chiquita marque une étape importante dans la quête de justice des victimes colombiennes et dans la résilience de l’Amérique latine. C’est la première fois dans l’histoire qu’un jury fédéral américain juge une grande entreprise américaine responsable du financement d’atrocités de masse et de violations des droits de l’homme à l’étranger. Il s’agit également de la première reconnaissance internationale et de l’une des rares condamnations judiciaires prononcées contre des entreprises pour leur implication de longue date dans la violence en Amérique latine. Le jugement devrait ouvrir la voie à de futurs litiges concernant les entreprises et les violations des droits de l’homme. Au minimum, la décision devrait sensibiliser les consommateurs au sang impliqué dans la consommation de bananes, la chère boisson des Européens.