Sur le quai Sisowath de Phnom Penh, la Croisette version khmère, quand les flots calmes du Tonlé Sap scintillaient de reflets purpurins, le bon peuple cambodgien adorait savourer l’amertume d’une bière Angkor en tirant lentement sur une cigarette Alain Delon. Car, de 1992 à 2018, le nom de la star était une marque populaire de blondes légères au Cambodge, mais aussi en Thaïlande, au Laos, au Vietnam et au Myanmar.
Un partenariat avec la feue Seita puis British American Tobacco. Sur les boulevards, des panneaux publicitaires géants vantaient, avec une tour Eiffel et un Arc de Triomphe en contrechamp mais sans photo de l’acteur, « The taste of France » (le goût de la France). Le soir, à la fraîche, quand on dégustait en plein air un crabe farci au poivre, d’affriolantes hôtesses, vêtues d’une robe ultramoulante en Lycra à l’effigie du brun ténébreux le plus célèbre de France, venaient de table en table proposer pour 9 dollars une cartouche de cigarettes Alain Delon.
En 2013, interviewé dans le documentaire « Tabac, nos gosses sous intox », Dominique Warluzel, l’avocat de la star, précisait : « [Alain Delon] n’a jamais fait de campagne à titre personnel, mais concède une marque à l’industrie du tabac et c’est parfaitement assumé. »
Le nom de la star était une marque populaire de blondes légères au Cambodge et dans d’autres pays asiatiques. ROUSSIER/SIPA / © ROUSSIER/SIPA
De fait, si pour Lino Ventura « L’aventure, c’est l’aventure », pour Alain Delon, c’était plutôt « les affaires sont les affaires ». Conscient du potentiel de son image, le monstre sacré du cinéma français était un businessman avisé. Il a fait fructifier son nom, exploité son image dans le monde entier grâce à sa société, Alain Delon International Distribution (Adid). Une entreprise discrète, établie à Genève en 1978 et longtemps cornaquée par son homme de confiance, Dominique Warluzel, mort en 2022, qui fut aussi son compagnon de bamboche dans les boîtes chics de la ville suisse.
Un nom décliné sur de multiples objets : meubles, lunettes de soleil, cosmétiques, parfums, vêtements, maroquinerie. Avec une cible prioritaire : les pays d’Asie. En 1989, Alain Delon a lancé sa ligne de prêt-à-porter, avec le dessein de concurrencer les marques Dior, Cerruti et Smalto. Des costumes, chemises et cravates produits alors chez Socoval, à Cherbourg, et vendus aux Galeries Lafayette. Mais très vite la production a basculé vers l’Asie. Et ce week-end, on trouvait encore au Central Chidlom de Bangkok, le grand magasin chic de la capitale thaïlandaise, des chemises Oxford et des portefeuilles en croco siglés Alain Delon.
Un vin sicilien est baptisé « Tancredi », du nom de son personnage du « Guépard »
L’acteur a commercialisé des cognacs XO qui portent son nom, dont des bouteilles de 1935, l’année de sa naissance. À son actif aussi, un vin sicilien, qui provient de la propriété dans laquelle il tourna « Le Guépard » au début des années 1960, baptisé « Tancredi », du nom de son personnage dans le film de Visconti. N’oublions pas non plus l’aviation et la compagnie de charters Transunion, dans laquelle il a investi en 1972.
Combien ces multiples activités lui ont-elles rapporté ? Mystère. Le montant est aussi opaque que l’état de sa fortune. Tout juste sait-on qu’il empochait des royalties de 4 % à 6 % des ventes réalisées. Les belles années, sa société, Adid, revendiquait un chiffre d’affaires de 15 à 25 millions d’euros. Dans une interview au magazine « L’Officiel », dans les années 1990, Alain Delon confiait gagner « beaucoup plus d’argent en dehors du cinéma » qu’en tournant des films.
En 2024, Adid existe toujours, présidée par sa fille, Anouchka. Et la marque Alain Delon devrait lui survivre. Au Japon, son parfum Samouraï, aux notes de tête de poivre rose et de cèdre, est toujours en vente, ainsi que ses versions féminines, Shogun et Pharos. Dans les années 1980 et 1990, un tour-opérateur nippon proposait des voyages organisés en Europe dont l’acmé était un banquet à Paris en présence d’Alain Delon lui-même. Des options payantes étaient prévues pour lui remettre un bouquet ou faire une photo avec la star. Quant au paquet « collector » de cigarettes Alain Delon, il s’échange aujourd’hui 56 euros sur eBay.
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